Nouveaux doutes sur le fonctionnement du Mécanisme Européen de Stabilité
Johann Ewald Kraemer est l'auteur de "Dans les coulisses de l'euro" parues en 2002 aux éditions Des Syrtes.
D'après cet article du Financial Time, il ne resterait plus grand chose de l'accord franco belgo allemand sur le Système de Stabilité Monétaire du 29 juin 2012 aux termes duquel le SSM devait se substituer aux Etats membres dans le repéchage des banques. Bien au contraire, sous la pression des Allemands, la Commission préparerait un papier obligeant les Etats membres à renflouer au maximum les banques (bail-out), c'est à dire d'attendre que ceux-ci affrontent des difficultés de paiements, avant de permettre à l'ESM (Mécanisme Européen de Stabilité) d'intervenir. La presse allemande déjà au courant de ces manoeuvres présente cette interprétation comme une condition essentielle de la réélection d'Angela Merkel.
Il convient d'ajouter que la décision de la Cour Constitutionnelle allemande du 5 septembre dernier n'a validé l'accord du 29 juin, qu'à la condition que le Parlement allemand soit consulté avant chaque collecte de recette et chaque ordonnancement de dépense par l'ESM. Autant dire que l'on est vraiment très très loin du projet français des eurobonds.
Il y a quelque chose de révélateur dans cet article du FT, c'est que seuls les anglo-saxons étrangers à la zone euro sont capables d'expliquer ce qu'est l'euro et comment il fonctionne réellement. L'euro que nous connaissons est une rêverie technocratique déconnectée de la réalité économique et de la politique. Nous avons un vrai problème en France : le pouvoir politique n'existe pas face à la technocratie financière...
Bien vu. La raison de cette suprématie, n'est pas la compétence technique des anglo-saxons, mais leur maîtrise de la seule langue de travail des institutions européennes, l'anglais. Celle-ci leur permet de mettre en place une veille que les technocrates européens empêtrés dans leurs traductions ne sont eux-mêmes pas capable d'assurer pour leur propre système d'information. Il faut en moyenne trois fois plus de temps à un technocrate "fluent in english" pour comprendre un texte en anglais que pour un "native english". Il en résulte que quelque soit les précautions prises par nos institutions, les anglo-saxons y lisent à livre ouvert. La construction européenne ne pourra progresser dans le sens des intérêts des peuples et des États membres que lorsque on aura abandonné l'utopie du bilinguisme parfait. Cette utopie relève malheureusement d'un péché d'orgueil dont les technocrates européens ont du mal à se départir.
En creusant un tout petit peu la problématique de la création monétaire dans le non-système actuel, on découvre que la liquidité appartient à celui qui maîtrise la langue des contrats et des lois dans lesquels sont libellés les transactions. La liquidité de l'euro est gérée en dehors de la zone euro par les anglophones via les institutions pseudo-politiques bruxelloises.
Au point où je suis rendu de mes recherches sur la régulation du crédit et des monnaies, il apparaît ontologiquement impossible de reconstruire la finalité des monnaies au service du développement économique et social sans indexer l'émission monétaire sur la langue des différents acteurs économiques. Le dollar, l'euro et les autres monnaies de réserve internationale vont s'effondrer par l'instabilité du droit applicable sous les transactions "dénationalisées" par la "libre circulation du capital".
Pour parler positivement, les monnaies stables sont celles qui mesurent le droit dans la langue de l'acheteur ; donc les monnaies qui obligent le vendeur à convertir le droit de sa langue de travail en droit de la langue de ses clients ; donc les monnaies qui sont indexées par des systèmes juridiques nationaux ; donc des monnaies qui sont convertibles par des marchés de change public régulés par des traités monétaires internationaux gagés par des réserves de change nationale ; donc des réserves de change qui mesurent la responsabilité financière des pouvoirs politiques nationaux et des autorités monétaires multinationales d'arbitrage.
La technocratie monétaire européenne est bien le pécher d'orgueil des élites européennes contre les peuples européens qu'elles devraient servir.
Je vous suis tout à fait sur le lien entre monnaie et langue. Je me permets de l'étayer ainsi: la monnaie reflète l'ensemble de l'économie d'un pays. La langue, en particulier la langue de travail, est un des outils de production essentiels d'un pays.
S'il fallait tenir un bilan de l'entreprise France, il conviendrait de mettre à l'actif la langue nationale comme actif incorporel, au même titre que les brevets. Si un pays n'utilise plus sa langue de travail, il est obligé de verser en permanence des droits au pays dont il utilise la langue: utiliser une langue étrangère ce n'est pas seulement dépenser plusieurs années d'instruction supplémentaire pour chacun de nos enfants, c'est aussi
modifier l'ensemble de notre documentation juridique, économique et comptable. Il faut pour cela embaucher des professeurs étrangers, recourir à l'expertise des cabinets d'avocats, de conseil et d'audit étrangers, probablement mettre au rebut une grande partie de la population active qui ne parvient pas à s'adapter au changement de langue, en premier lieu les universitaires français.
Autre idée: plus un pays est avancé, plus le coût du changement de sa langue de travail sera important. C'est la raison pour laquelle les ressortissants des anciennes colonies retiennent généralement un bilan positif de l'adoption de la langue de leurs colonisateurs. En revanche lorsqu'un pays avancé se résout à adopter la langue d'un pays concurrent, la perte est maximale. Un exemple: il suffit de se rendre dans une bibliothèque universitaire espagnole (Computense par ex) pour découvrir qu'aucun ouvrage d'économie ou de gestion n'est produit en espagnol depuis 1990. Tous sont des traductions d'auteurs anglais ou des productions de la toute dernière génération d'économistes espagnols formée outre atlantique. C'est également le cas à un moindre degré de l'Italie où l'université Boconni d'où sont sortis Monti et Draghi est devenue un fer de lance de la pensée globale.
J'approuve totalement votre analyse et en infère l'approfondissement suivant. Les langues latines sont plus riches que l'anglais et l'allemand pour exprimer toutes les positions de subjectivité dans le temps, l'espace et l'interrelation personnelle. Il en résulte que les transactions négociées en langues latines contiennent une sûreté assurantielle humaine que l'anglais et l'allemand ne fabriquent pas.
Ainsi la monnaie européenne unique crée une asymétrie morale au bénéfice des anglophones et germanophones contre les "latins". Les latins s'obligent à assumer un risque de crédit que les anglo-saxons sont incapables de percevoir et de mesurer. La spéculation financière y trouve un gisement infini de plus-values réglementaires et fiscales prélevées directement sur la production réelle de biens et de services.
Le système monétaire et financier actuel est fondé sur l'usure. Sans un contrôle juridique des flux de capitaux entre zones linguistiques distinguées à l'intérieur des zones de coopération monétaire, l'économie financière va broyer l'économie réelle par dissolution morale de toute raison du vivre ensemble. C'est la possibilité-même d'un monde civilisé qui est actuellement en jeu. Et çà se joue au cœur de l'Europe développée entre la Belgique, l'Italie, l'Espagne et la France.
Plus que dans le vocabulaire et la syntaxe anglaise, je pense qu'il faut rechercher la supériorité actuelle des anglophones dans l'éducation rhétorique. L'éducation rhétorique, véritable arme de guerre, nécessite tout d'abord de bien savoir identifier l'ennemi. Or chez les anglophones, le langage économique, qui est un langage de décision interne est un langage volontairement clair, tandis que le langage juridique, qui est un langage de négociation, est un langage volontairement abscons.
Le langage économique est un langage destiné à la prise de décision interne : De ce fait aux EU, au RU, on enseigne à la fac d'économie et de gestion le culte des phrases courtes, commençant à la forme nominative avec des structures "sujet-verbe-complément" où le verbe joue le rôle prépondérant et est utilisé de manière intransitive. La narration doit toujours être présentée de façon historique afin que même si les conclusions déplaisent au lecteur, celui-ci puisse s'emparer de l'essentiel du texte à ses propres fins. Cela permet en interne d'instituer un dialogue constructif dans lequel les causes et les conséquences sont bien distinguées.
En France, en Italie, le plan à la science po est enseigné à l'establishment afin de bluffer les subalternes, avec son culte du "balancement circonspect" et la "substantivisation" des verbes qui permet au "supérieur" de toujours retomber sur ses pieds et de piéger son collaborateur dans un raisonnement imparable dans lequel il ne distingue plus les causes et les conséquences. Le culte de la clarté laconique à l'intérieur des entreprises anglo-saxones est à mon avis leur principal avantage car il permet de transmettre l'information rapidement à l'intérieur d'un même camp.
En revanche, lorsqu'ils utilisent leur langue dans des négociations externes, les anglo-saxons se font accompagner systémtiquement de juristes. Or la propension anglaise à la casuistique plutôt qu'à la conceptualisation présente l'avantage de faire trainer les négociations au détriment de la partie adverse, ce qui est précisément le but de toute négociation financière de contrat : transférer le risque de crédit ou autre à la partie adverse sans qu'elle s'en rende compte : «If you cannot convince them, then confuse them».
Ainsi, les textes juridiques anglais se distinguent par leur longueur excessive où chaque cas de figure est détaillé et réglementé, décourageant les négociateurs romans habitués à se fonder sur des principes généraux compilés dans des codes et non à suivre des négociations marathon de 48 heures le week end. Dans ce domaine les anglo-saxons sont très forts, répondant aux solutions toutes faites et bien éprouvées des interlocuteurs romans par des questions de détail recalibrées à l'aune de quelque principe général du type "respect de la concurrence" ou "réduction de l'aléa moral".
Dans la guerilla d'usure, les anglo-saxons sont passés maîtres, et il n'est pas rare de les retrouver gagnants sur des dossiers où ils se retrouvaient seul contre tous. La recherche de la confusion chez l'adversaire extérieur s'est poursuivie au travers de la permanente reconstruction du vocabulaire anglais qui s'effectue à Londres et New-York. Une mode des années 80 consiste à remplacer le vocabulaire d'origine romane par des postpositions (verbe + on, off, out, in, over, etc) qui donne à la novlangue anglaise un caractère à la fois figuré pour des natives speakers et intraduisible pour des romans.
Il suffit de comparer un film anglo-saxon des années 60 avec un film anglo-saxon des années 90 pour se rendre compte qu'il s'agit de deux langues différentes. En Angleterre, la génération de Tony Blear a ajouté le "glotal stop", respiration très courte au milieu de chaque mot à deux syllabes, qui transforme l'anglais britannique en une musique techno inaudible pour des locuteurs romans.
En conséquence, au delà des zones linguistico-économiques, que j'apprécie spontanément, je pense qu'il convient d'y superposer des cultures d'entreprise différentes. Chez les romans, la culture d'entreprise est institutionnelle, l'entreprise est une micro-société qui reproduit la société nationale avec sa diversité et ses tensions.
Il faut donc composer avec l'ennemi de l'intérieur en le bluffant, ce qui pose des problèmes de transmission de l'information. Chez les anglo-saxons, la culture d'entreprise est fonctionnelle. L'entreprise n'a qu'un seul but commun à ses employés : défaire l'ennemi de l'extérieur. L'enseignement rhétorique est dans les deux cas adapté à ces deux perceptions de l'entreprise. J'ignore, si cela est directement le fait de la langue. Mais une chose est sûre c'est que la langue est beaucoup plus qu'un vocabulaire et une syntaxe, c'est également une bibliothèque composée de millions d'ouvrages rédigés dans les siècles passés et il est donc impossible de réformer une économie sans prendre en compte les représentations nées d'un tel héritage.
Cette analyse fine est remarquablement pertinente pour éclairer le contexte de la "guerre" en cours.
S'agissant d'une guerre, elle reproduit l'impasse de la première guerre mondiale en France où les belligérants se connaissent tellement bien qu'ils s'anéantissent réciproquement sans moyen de faire réellement la différence pour abréger les souffrances communes.
La rhétorique est nécessaire mais pas suffisante pour faire la différence. Le problème de la rhétorique est son auto-référencement : elle n'a aucune prise sur les réalités inconnues ou méconnues, objectives et subjectives, qui échappent à l'emprise de ses praticiens. Les anglo-saxons contrôlent si bien les représentations discursives du monde que la discussion est désertée par les contradicteurs qui en nourrissent pourtant les contenus. Ils ont vaincu tous leurs adversaires dans la règle du jeu qu'ils ont imposée ; donc le jeu disparaît faute de joueurs et d'enjeu partageable.
Le triomphe de la rhétorique élimine sa propre matière : les sociétés se désintègrent, les ressources naturelles se perdent et les raisons humaines du vivre ensemble deviennent impensables. La mise en opposition rhétorique des cultures et des intérêts n'a plus d'efficacité autre que de supprimer la possibilité d'entreprendre réellement. L'armistice rhétorique est obligatoire pour négocier une paix dans la réalité du monde inconnu où nous allons.
Vous avez compris que je vois la fin de la guerre idéologique qui nous interdit d'accéder à la réalité par la monnaie et la régulation financière. Les maîtres anglo-saxons de la rhétorique ne peuvent poursuivre leur jeu qu'avec les entrepreneurs romans de la réalité humanisée. Il faut donc que l'euro ne soit plus un artifice rhétorique du dollar, de la livre et du franc suisse ; que l'euro devienne la monnaie du réel face aux monnaies spéculatives en train de tomber dans le vide ontologique.
Dans la maquette numérique de compensation keynésienne des monnaies nationales, il apparaît clairement que la monnaie n'a de réalité qu'appuyée sur des "états réels de juridiction". Un état réel de juridiction est n'importe quelle collectivité humaine formellement constituée sur une même diction du droit de ce qu'elle produit pour elle-même en inter-échange avec d'autres collectivités dans un espace marchand. Un état réel de juridiction est donc concrètement une place financière de marché où la même régulation s'applique à toutes les transactions de sorte que le crédit est assuré entre tous les acteurs enregistrés par l'autorité de compensation.
Dans le système de la compensation totale du prix, de la chose, du droit et de l'autorité, toute personne morale publiquement enregistrée, de l'association locale à l'organisation multinationale, est une autorité de compensation pour les personnes physiques qui y adhèrent formellement. Adhérer par un marché de compensation à une personne morale signifie s'engager à servir les finalités qui sont l'objet de la personne morale dans la garantie de la société de compensation qui l'englobe. Ainsi l'euro peut être instauré dans la réalité par la restauration des monnaies nationales. Lesquelles soient gagées par les monnaies locales compensées dans les marchés autorisés par toutes les sociétés intermédiaires qui font l'économie de la société politique. L'Europe a-t-elle jamais appliqué son principe de subsidiarité ?
Oui, je vous suis tout à fait. Une zone économique optimale est une zone dans laquelle la compensation est optimale : monnaie, production, circulation des travailleurs, etc. Or tout cela suppose un échange réel des idées dans une langue unique et non un échange formel et rhétorique dans une fausse langue commune. Bien entendu, comme la langue unique ne peut être atteinte sans la disparition des autres langues de l'Union, c'est le concept même de monnaie unique qui est en cause. Une monnaie commune, même imparfaite, est le seul moyen d'ajustement à l'usage institutionnel et commercial de ce sabir imprécis qu'est devenu l'anglais.