La crise économique actuelle a ses racines dans la civilisation. La compréhension des phénomènes en cours exige une redéfinition de la monnaie, du crédit, du risque, du marché et de la responsabilité publique. La discussion est ouverte.
Texte d'un courriel envoyé le 5 mars 2012 à l'occasion d'une conférence de Monsieur Jean-Claude Trichet. Les titres sont rajoutés à la date d'aujourd'hui.
Sur le Blog de Paul Jorion et sur ce blog sont présentés depuis 3 ans le diagnostic de la faillite systémique à laquelle nous assistons à Chypre. Ce diagnostic repose sur le modèle de régulation financière et monétaire inspiré de la philosophie politique d'Aristote et de Thomas d'Aquin interprétée par Keynes en système monétaire d'économie politique.
La monnaie s'y définit comme prime d'option d'un État de droit d'une société politique régulant un marché. La théorie thomiste des sociétés intermédiaires développant les différents degrés de la vie humaine personnelle, professionnelle, politique et ecclésiale pose les fondements d'une monnaie au service de l'amour. D'une monnaie qui aide la raison humaine à attribuer le juste prix aux choses par le partage social des finalités personnelles dans les biens concrets qui les réalisent.
Transposée dans les techniques financières d'aujourd'hui, la monnaie thomiste est la prime de liquidité d'un marché de compensation des prix comptant de biens réels. La prime de liquidité des marchés s'exprime dans les actuelles primes de change sur les parités monétaires. La réalité des biens est ontologiquement le service de consommation, de crédit, d'investissement et d'assurances des biens, des personnes et des lois politiques rendu aux personnes dans la société politique. Toute liquidité est la prime du prix nominal d'un crédit consenti par un prêteur à un emprunteur sur un objet de droit livrable à terme.
Par le modèle thomiste de la finance, la prime du crédit et la prime d'investissement dans la production de l'objet réel sont des garanties du bien à terme à condition d'être achetées librement par un créancier du crédit et un investisseur du réel. Ainsi n'existe-t-il pas de monnaie stable ni d'échanges vrais de biens économiques dans le temps sans marché financier régulé par un État de droit ; lequel caractérise une société politique solidaire par une loi commune applicable à tout citoyen dans la production et la répartition des biens par les prix, par les primes et par le droit.
Ce modèle politique européen du financement réaliste de l'économie par la monnaie du bien commun a été abandonné dans la révolution industrielle depuis 200 ans. Le système financier s'est émancipé du service du bien commun afin de mobiliser l'épargne des nations dans les projets de puissance d'intérêts particuliers privés. Le pape Léon XIII dénonce le capitalisme financier libéral dans Rerum Novarum en 1891. Les leviers politiques et juridiques de la finance spéculative sont précisément (1) la responsabilité limitée du capital sur le crédit, (2) le marché à terme du crédit et du capital libre de tout contrôle public de légalité et (3) le transfert du pouvoir de justification de l'émission monétaire du pouvoir politique aux banques centrales.
Le système monétaire international fondé à Bretton Woods sur l'étalon dollar repose entièrement sur le principe de dépolitisation de la monnaie. La monnaie d'un pays circulant librement dans n'importe quel pays établit en tout lieu deux régimes de légalité antagoniques entre la finance et la représentation de la réalité dirigée par la finance : les hommes sont maintenus irrémédiablement inégaux dans l'accès au crédit, dans l'équité du prix, dans la mobilisation du capital et dans la réalisation de leurs projets de développement humain.
Depuis l'abandon en 1971 de l'étalonnage du dollar en or, non seulement la monnaie ne contient plus aucune finalité de justice mais son émission est libre de toute référence à des réalités tangibles vérifiables par l'intelligence humaine. La zone euro a parachevé la sanctuarisation de la ploutocratie financière en imposant une monnaie unique à des régimes politiques nationaux concrètement différents.
Derrière la juste finalité de l'unité des citoyens et peuples européens, les fondateurs de la monnaie unique commettent une erreur radicale de jugement sur la nature humaine. Ils ne reconnaissent pas l'autonomie de la personne dans chaque citoyen européen ni la délibération nationale des conditions concrètes de cette autonomie au sein d’États de droit distincts. Les euro-européens se sont mis à compter dans la même monnaie leurs vies réellement différentes même si elles sont objectivement et subjectivement liées les unes aux autres.
L'euro a mis en unité monétaire les réalités nationales distinctes d'économie politique sans construire un État de droit fédératif pour discuter et financer un vivre ensemble multinational véritablement commun.
La crise des dettes publiques en euro révèle trois aberrations systémiques superposées dans la financiarisation déshumanisante de l'économie : (1) l'autorité des États de droit nationaux est détruite par une autorité monétaire cléricale exempte de toute responsabilité politique ; (2) l'endettement reconnu excessif de l'économie réelle publique et privée croît par soi-même d'une logique financière dépourvue de tout principe d'ajustement du crédit à la réalité mesurable en monnaie ; (3) la monnaie unique s'accumule dans les comptes de la BCE et des banques internationales en règlement de la liquidité d'un système détaché de la réalité humaine. La raison humaine n'a plus de repère humain pour projeter son existence dans le futur qu'elle anticipe.
La société européenne se suicide avec une loi de comptabilité unique qui annihile les lois humaines nationales garanties par des budgets publics nationaux. Les responsabilités politiques nationales du bien commun sont mesurées par un crédit en euro émis hors du contrôle des lois nationales et dans l'inexistence d'un pouvoir politique communautaire capable de délibérer et de légiférer les limites européennes du bien communautaire.
Face à une monnaie collective, aucun État de droit confédéral ne vient lèver des ressources collectives pour financer et justifier des obligations nationales envers une zone euro réduite à une coalition d'intérêts financiers spéculatifs. La crise actuelle révèle dans l'euro un état de non-régulation de la finance capable d'émettre la monnaie hors de toute loi politique. En tant que prime d'option d'un certain état collectif européen, l'euro est réellement une moins-value dont la croissance détruira toute possibilité d'union entre les peuples européens.
Cette moins-value est imputée sur les salaires et les garanties sociales des travailleurs européens au lieu d'être défalquée des actifs financiers déposés dans le système bancaire et assurantiel. Les banques exemptées de responsabilité sur le crédit constituent des enfers légaux présentés en paradis fiscaux par la captation financière libre du bien commun. La responsabilité limitée du capital bancaire sur le crédit et la libre circulation du capital en euro au-dessus des frontières politiques de la zone instaure l'état de guerre entre les riches et les pauvres ; précisément cet état de guerre auquel Zaché le collecteur d'impôt usurier renonce en recevant Jésus de Nazareth dans sa maison.
Le modèle aristotélo-thomiste de la monnaie fondée par les sociétés politiques dévoile toutes les causalités historiques de l'effondrement systémique en cours comme des systèmes alternatifs qui se mettent en place. Ce qui va se passer en Europe dépend de ce que les Européens décideront. Pour le moment, la BCE se met en disposition de survie en mettant sur le marché toute la liquidité nécessaire à la dissimulation de la faillite de ses deux principaux actionnaires que sont l'Allemagne et la France .
Sans les liquidités massivement émises, toute l'Europe du sud serait en défaut de paiement ; ce qui obligerait les banques et les assurances à comptabiliser leurs pertes sur les portefeuilles obligataires. Et tous les États de la zone euro devraient afficher des déficits budgétaires massifs pour faire la liquidité des déposants et des assurés.
La BCE utilise son statut extra-national bancaire pour dissimuler dans ses comptes la moins-value latente entre le total des crédits alloués à l'économie européenne et la liquidité réelle négative anticipée dans la croissance négative de la valeur ajoutée. Derrière la zone euro, tout le système financier international joue le même jeu de dissimulation de l'effondrement des anticipations de croissance réelle par la liquidité centrale allouées aux banques.
Toute la politique mondiale se mue en totalitarisme financier pour masquer l'effondrement de la valeur réelle captée par la fiction des prix financiers issus de marchés non régulés . La banque de l'ombre (shadow banking) développe des systèmes de paiement privé pour sauver des circuits économiques en dehors de toute loi applicable par les États et de toute solidarité publique financée par la fiscalité.
Dans le modèle économique thomiste qui fonde la doctrine sociale de l’Église, la cause première de la réalité de la valeur est le travail guidé par la prière de la société politique ecclésiale. La société ecclésiale est en langage séculier la nation formée par une loi partagée. La production nationale réelle de bien commun est exprimée par la monnaie qui mesure la légalité des activités économiques personnelles.
Le prix et le salaire en monnaie matérialisent la valeur du travail de transformation en biens réels des objets achetés par le consommateur-citoyen. Entre deux marchés régis par des lois nationales différentes matérialisées par une monnaie propre, le change d'une monnaie dans l'autre mesure la valeur relative du travail selon les lois effectivement appliquées par les nations.
A l'inverse, la monnaie unique entre nations abstraitement réunies règle les échanges internationaux par des crédits bancaires automatiques ; des crédits non mesurés entre systèmes légaux d'efficacité différente. Le travail se retrouve au même prix entre deux pays alors que la productivité réelle, juridique et bénéfique n'est pas la même.
Ainsi l'Europe latine se retrouve débitrice nette de l'Europe germanique sans que justice soit rendue aux hommes qui ont produit la contrevaleur des dettes comptabilisées. Pour sauver quelques semaines encore son utopie financiariste, la zone euro s'est mise sur le chemin de la guerre civile comme elle l'a déjà fait dans les années trente pour résorber les dettes issues de la première guerre mondiale.
Les "accords de Munich" sont déjà signés qui ont supprimé la souveraineté grecque. La guerre civile européenne sera explicite quand l'Espagne, l'Italie puis la France déclareront leur juste incapacité politique à tenir leurs engagements nominaux de réduction du déficit budgétaire et de désendettement. Le dogme de la monnaie unique comme signe de l'unité politique interdit purement et simplement la logique du bien commun européen.
La reconversion de l'Europe au bien humain est impossible sans différenciation des monnaies selon les cultures politiques et juridiques. L'euro du bien commun européen ne peut être que la monnaie commune de mesure du bien des nations européennes par les monnaies nationales. La réalité du bien politique européen ne peut pas se vérifier sans la variabilité en euro des parités monétaires nationales.
La monnaie européenne de bien commun ne peut être qu'un système de convertibilité de monnaies nationales et régionales en monnaie commune contrôlée par un État européen confédéral doté d'un budget, d'une fiscalité, d'une solidarité et de lois confédéraux. Un tel système définit un périmètre délimité de souveraineté commune contrôlé par des institutions dépositaires de l'intérêt commun indépendant des nationalités. Si l'euro est constitutionnellement défini comme matière de l'intérêt général européen, alors il faut créer un marché financier pan-européen public et transparent où soient cotées les monnaies européennes et tous les actifs financiers admis en collatéral de l'émission monétaire en euro.
Le principe du marché financier européen du bien commun serait la garantie systématique en euro de tout actif, spécialement des crédits en monnaie nationale et du capital des banques et des entreprises. La liquidité en euro devient financièrement prime de capital adossée à la prime de crédit du crédit en monnaie nationale garanti par le capital. Le capital est défini par la loi européenne confédérale comme prime de crédit en euro de tout actif négocié sur le marché financier commun.
Le marché européen ne peut être dans la réalité légale qu'un système de compensation générale adossant en temps réel les primes de capital et les primes de crédit en monnaie nationale aux primes de change en euro des prix en monnaies nationales. Le résultat de la compensation européenne est un équilibre général des prix du travail, du capital et des biens par la variation des parités de change comptant et à terme en euro.
La confédération européenne du crédit en euro restaure le principe monothéiste théorisé par Thomas d'Aquin de la continuité humaine de l'être entre le physique, le logique et le spirituel ; principe de réalité détruit par la révolution industrielle et financière accomplie par la livre sterling, le dollar et l'euro monnaie unique. Tous les outils et techniques financières existent actuellement pour créer immédiatement le marché européen du crédit garanti par la loi de réalité humaine juste
La Chine et les États-Unis demandent ouvertement aux Européens de prendre leurs responsabilités politiques pour éviter le cataclysme planétaire qu'ils ne savent pas contenir. Monsieur Trichet est informé par son expérience des mécanismes de destruction humaine actuellement à l’œuvre par la spéculation sur la monnaie unique.
Pourrions-nous demander à Monsieur Trichet de parrainer et superviser un groupe de travail pluri-disciplinaire pour formuler un plan de conversion de l'euro au modèle thomiste de la monnaie ? L'objectif du groupe de travail serait de proposer au-dessus des opinions politiques, philosophiques et scientifiques un modèle européen de comptabilité monétaire du bien commun délibérable par la démocratie.