Le krach des subprimes en 2008 a révélé au grand jour la guerre mondiale numérique. Cette guerre internationale de l'argent a pris le relais de la guerre froide militaire et idéologique qui s'est conclue par l'effondrement de l'empire soviétique en 1991. L'argent est la matérialisation visible en espèces et en comptes bancaires de la monnaie. La monnaie est un phénomène numérique de réduction des échanges économiques par les prix des objets de bien produits et consommés par les humains. Eu égard à l’extrême diversité des biens et services dont les humains ont besoin pour vivre, le seul moyen logique de rendre les échanges liquides est de réduire la diversité par le nombre, en l’occurrence par le prix en monnaie.
Le prix en argent est une loi pratique de répartition des richesses à l'intérieur des sociétés. La fixation des prix par les lois politiques et les rapports de force entre acheteurs et vendeurs détermine l'existence des monnaies dans les nombres inscrits dans les comptabilités bancaires. Jusque dans les années quatre-vingts où justement l'empire soviétique s'est effondré, la monnaie était émise et contrôlée par les États. Les banques ne pouvaient pas faire crédit ni comptabiliser les dépôts correspondant sans rendre compte de toutes leurs opérations au pouvoir politique légal.
Les États souverains étaient assureurs en dernier ressort du système des monnaies et, par les banques centrales qu'ils contrôlaient, prêteurs en dernier ressort. La dérégulation bancaire et financière des années quatre-vingts a rendu toutes les banques centrales juridiquement indépendantes ; la dérégulation a imposé une auto-assurance des banques par elles-mêmes. En théorie, la libéralisation des marchés financiers reposait sur des règles précises et rigoureuses de capitalisation des banques qui devaient permettre de faire face à n'importe quelle crise sans avoir à emprunter de la liquidité dans les budgets publics des États.
En pratique, les krachs se sont multipliés depuis 1988. Les banques et les marchés financiers n'ont jamais maîtrisé le risque par eux-mêmes sans recourir au crédit et à l'arbitrage des États. Le système financier mondial ne reste à flot depuis le krach des subprimes que grâce au crédit illimité des banques centrales adossé à la croissance illimitée des dettes publiques et à l'accumulation de dépôts bancaires dans les paradis fiscaux. La finance s'est totalement déconnectée de l'économie réelle. L'investissement réel n'est plus financé ; la croissance mondiale tend vers zéro. Les prix financiers se maintiennent pendant que la déflation progresse et que la satisfaction réelle des besoins humains régresse.
Attrition du bien commun réel par la finance numérique spéculative
Le libéralisme financier se révèle en pure posture idéologique dont la finalité pratique est de justifier un ordre économique où une classe minoritaire de riches n'a pas d'obligation de solidarité réellement économique avec le reste de l'humanité. La finalité de l'économie n'est plus de satisfaire les besoins humains mais de distinguer une élite de sachants appelée à faire avancer le monde selon ses finalités propres en monnaie purement privée déconnectée de la délibération du bien commun. La guerre numérique a ramené le monde à son équilibre primitif où la paix sociale ne se maintient que par l'asservissement des masses à quelques intelligences spéculatives supérieures.
La guerre froide numérique repose sur l'informatisation de la monnaie. La numérisation informationnelle de l'argent a permis de soustraire les circuits financiers à la surveillance politique transparente et publique du droit. Toutes les règles politiques de la liquidité et du crédit ont été transcrites en langage informatique illisible par le débat politique, par le juge judiciaire et par le citoyen. Grâce à l'informatique, les banquiers et directeurs financiers de l'économie réelle peuvent prétendre à la légalité sans parler les langues vernaculaires par lesquelles les règles de droit sont compréhensibles au commun des mortels.
Le langage informatique a une efficacité spéculative extraordinaire : il est absolument universel alors que les langues vernaculaires sont par nature nationales, locales et spécialisées. La monnaie numérique ne connaît aucune frontière sauf celles que les banquiers créent pour générer des profits d'arbitrage. La politique et l'économie réelle des humains non initiés ne peut strictement rien saisir de la finance numérique si les intérêts financiers sont rendus numériquement illisibles à l'intelligence sensible. La libre circulation du capital hors de toute fiscalisation par les États de droit nationaux a été la condition juridique et politique de l'émancipation absolue des intérêts financiers par rapport aux intérêts réels.
La guerre numérique systémique
La crise des subprimes est définitivement sans solution en économie réelle parce que les modèles informatiques qui déterminent le crédit et les investissements bancaires sont juridiquement et légalement déconnectés de la réalité sensible échangée entre les humains. Le système mondial de la monnaie imposé par la révolution libérale superpose les zones monétaires les unes sur les autres de façon à dissoudre toute responsabilité politique, juridique et économique de l'équilibre général des prix. Concrètement, les banques choisissent les règles qu'elles appliquent par la monnaie dont elles libellent leurs contrats.
Elles ont par ailleurs une totale liberté de conversion monétaire des opérations au taux de change qui leur convient. Les États, les banques centrales et les soi-disant autorités de régulation et de supervision sont réglementairement aveugles sur les masses monétaires, sur les prix réels des actifs financiers et sur les parités réelles entre monnaies. Le système financier mondial est fondé sur la concurrence mais les objets et les règles de la concurrence sont propriétés privées exclusives d'acteurs supra-nationaux qu'aucune loi humaine politique ne peut atteindre. Paul Jorion qualifie ce « capitalisme à l'agonie » de « défaut de système » que Gaël Giraud dénomme « l'illusion financière ».
Le krach des subprimes est l'équivalent de la Bataille de la Marne en 1914. L'offensive a échoué et les belligérants se sont enterrés. La guerre devient économique et doit se financer par la dette publique non remboursable en bénéfices de guerre. Le krach de 1929 est en train de se reproduire actuellement où l'accumulation de dettes de guerre et de paix mal engagée stérilise tout potentiel de croissance. L'Union Européenne réplique la bêtise politique des années trente en essayant le désendettement public sans restructurer le système du crédit et de la monnaie. Les États-Unis qui ne savent toujours pas séparer la politique de la finance sont passés de la gesticulation politique rooseveltienne à la fuite en avant militaro-financière.
Politique financière mondialisée du chaos
Comme dans le premier vingtième siècle, le monde se dirige vers la troisième guerre mondiale pour échapper de la dégénérescence systémique du capital libéral ; un capital non régulable par les États de droit. La destruction des sociétés politiques va faire le lit d'un nouveau nazisme ; une nouvelle fragmentation du monde selon la propriété financière du capital en lieu et place de la compétition entre les races et les nations. Comme en 1933, les institutions démocratiques des républiques sont financièrement incapables de résister à la montée des intérêts particuliers catégoriels idéologiques et économiques.
Les nazis ne sont plus maître du jeu en tant que parti politique nationaliste mais en tant qu'institutions financières non gouvernementales dictant leur politique aux États réduits à la fonction d'agence financière. La finalité de ce nouvel ordre politique n'est pas d'assurer la suprématie de certains peuples ou pays mais d'asservir définitivement les gens qui travaillent à l'oligarchie financière globale contrôlant le capital par la toile financière numérique. La différence majeure entre 1933 et aujourd'hui est un rapport de force établi sur des bases économiques transnationales et non sur des rapports politiques internationaux.
Contrairement à l'entre-deux-guerres, les capitalistes totalitaires bellicistes n'ont pas à rétablir leur base économique avant de partir à l'offensive. Le contrôle de la monnaie leur donne la disposition a priori d'un financement illimité des buts de guerre. Parce que les nazis de 1933 étaient allemands, ils avaient dû commencer par redonner à l'Allemagne la maîtrise de sa monnaie. A l'instigation du banquier central Hjalmar Schacht, les Allemands avaient refermé leurs frontières commerciales et financières afin d'isoler leur finance du magma spéculatif international. Le pouvoir d'achat du Reichsmark fut rétabli sur le potentiel économique réel de l'hinterland germanique.
En rétablissant la coïncidence entre la souveraineté politique, la souveraineté économique et la souveraineté monétaire, l'Allemagne nazie s'était donnée la possibilité de financer n'importe quelle politique par une économie réelle identifiable et mesurable. Dès l'annexion de l'Autriche, l'économie allemande tournait à plein régime pour préparer la guerre à venir alors que les démocraties tentaient de racheter la paix en discutant avec Hitler. La coïncidence entre la souveraineté économique et la souveraineté monétaire est aujourd'hui réalisée à l'échelle du monde au profit du pouvoir financier. Le pouvoir politique nécessairement national et international discute de la paix mondiale pendant que le totalitarisme libéral lui a retiré toute souveraineté économique afin de financer la guerre du capital contre le travail.